Guerre

26 Aug 2025

À propos de Gaza, des chiens et des humains

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Tired Earth

Par la rédaction

En cette Journée mondiale du chien, rappelons que les guerres et les crises humaines frappent aussi les animaux : déplacés, blessés, tués, ils partagent notre sort. À Gaza comme ailleurs, les chiens deviennent malgré eux témoins de la violence et de la perte. Nous vous invitons à lire l’essai de On Barak et Irus Braverman, qui éclaire la tragédie de Gaza à travers le destin de ses chiens.

Par On Barak et Irus Braverman
Traduit par : Orit Schwartz
 
Nous comprenons généralement la violence et la guerre à travers des prismes anthropocentriques, et c’est aussi le cas lorsqu’il s’agit de saisir la catastrophe en cours à Gaza. Beaucoup s’appuient sur des catégories telles que les « crimes contre l’humanité » et des concepts associés — génocide, domicides (la destruction des habitations et des environnements de vie) ou encore scholasticide (la destruction des infrastructures éducatives) — pour tenter de donner sens à ce qui se passe actuellement à Gaza. Bien que cette perspective centrée sur l’humain soit importante, elle demeure insuffisante car elle occulte une réalité essentielle : les humains existent au sein d’un système écologique complexe qui englobe de nombreux autres êtres vivants ainsi que divers facteurs environnementaux. Cette écologie tout entière est aujourd’hui violemment attaquée, avec des conséquences qui résonneront dans toute la région pendant des décennies. Les dynamiques de pouvoir au sein de ce réseau écologique de vie et d’infrastructures ont créé les conditions de la tragédie actuelle. Comme approche alternative pour comprendre cette tragédie, qui s’avère difficile à saisir et à exprimer directement, nous proposons d’observer Gaza à travers ce qui arrive à ses animaux non humains et, plus spécifiquement, à ses chiens.
 
L’identité humaine s’est développée à travers ses interactions avec d’autres créatures. L’association des humains avec des espèces compagnes en particulier a façonné les espaces domestiques tout autant que les frontières territoriales, dans les milieux urbains comme ruraux. Nous ne pouvons pleinement comprendre l’organisation sociale des humains, ni leurs modes de violence et de compassion, sans prendre en compte les créatures non humaines qui les accompagnent. Notre projet de recherche « Chiens et domicides : leçons tirées des lignes de front de la ruine à Gaza » démontre que les actes de domicides vont bien au-delà de la destruction de l’environnement bâti et, surtout, qu’ils sapent les fondements mêmes de la notion de « foyer » de manière que des murs effondrés ou des canalisations brisées ne sauraient exprimer. Les attaques domicidaires éliminent le foyer en tant que lieu constitutif de notre humanité, une identité façonnée en grande partie par les espèces compagnes — en particulier les chiens et les chats — qui en sont devenus une composante intégrale.
 
La relation entre les chiens et les humains a commencé bien avant ce que nous marquons habituellement comme le début de l’histoire humaine — la révolution agricole et la « domestication du blé », lorsque les groupes de chasseurs-cueilleurs sont passés à l’agriculture sédentaire et furent, eux aussi, en quelque sorte domestiqués. Des études anthropologiques, archéologiques et génétiques montrent que la domestication des loups, transformés en chiens, ne s’est pas produite simplement par leur intégration dans des structures sociales préexistantes. Au contraire, des espaces tels que le foyer ont émergé d’un processus collaboratif impliquant humains et non-humains. Dans ce processus, les humains ont appris de leurs chiens ce que signifient territoire, famille et interdépendance, tout autant que les chiens l’ont appris des humains. Des feux de camp de nos ancêtres à aujourd’hui, ces relations n’ont cessé d’évoluer, les chiens restant constitutifs de la vie urbaine dans de nombreuses régions, y compris au Moyen-Orient.
 
À l’ère moderne, les vagues de migration des campagnes vers les villes ont profondément transformé le rapport aux animaux. Jadis accueillis par les citadins, des animaux non humains comme les chiens devinrent rapidement indésirables. L’appréciation ancienne pour les chiens au Moyen-Orient se lit encore dans les abreuvoirs intégrés aux murs extérieurs de nombreuses mosquées, au Caire, à Istanbul ou à Damas. Cette reconnaissance exprimait non seulement de l’affection mais aussi de la gratitude : les chiens des rues aidaient à débarrasser les ordures et gardaient les quartiers contre les étrangers. Mais à mesure que l’urbanisation s’intensifiait et que les populations affluaient dans les villes, des conflits autour du territoire et des restes de nourriture apparurent. Les chiens devinrent plus agressifs et plus bruyants, ce qui suscita des appels à leur élimination. Les campagnes de noyade et d’empoisonnement des chiens dans les villes de l’Empire ottoman s’inscrivaient dans un assaut plus large contre les populations marginales de la rue : mendiants, orphelins, criminels ou chômeurs.
 
L’extermination des chiens fut également une pratique courante sous le Mandat britannique en Palestine, où l’Ordonnance sur la rage de 1934 fournit à la fois prétexte et justification juridique pour des campagnes massives de mise à mort. Le nouvel État d’Israël reprit cette ordonnance et poursuivit les efforts d’éradication. Au milieu du XXe siècle, une nette division s’installa entre les chiens de maison — célébrés comme animaux de compagnie et « meilleurs amis de l’homme » — et les chiens sans maîtres, perçus comme errants, sauvages, et donc comme des menaces environnementales à éliminer.
 
Dans ce contexte historique, comment comprendre le rôle des chiens dans l’assaut actuel d’Israël contre Gaza depuis octobre 2023 ? Après l’effondrement de la barrière de sécurité lors de l’attaque du Hamas le 7 octobre, et alors que les bombardements israéliens depuis les airs, la mer et la terre ravageaient Gaza et ses environs, des chiens de la bande de Gaza commencèrent à franchir la frontière vers Israël. De grandes meutes de chiens en liberté, comptant par centaines voire par milliers, apparurent dans les zones frontalières. Leur présence relança des débats parmi les décideurs et dans les médias, replaçant les chiens sur l’axe familier entre domestication et ensauvagement, entre adoption et extermination. Souvent, ces débats exprimaient de la compassion pour les chiens de Gaza et appelaient à leur sauvetage. Immédiatement après l’entrée des forces terrestres israéliennes à Gaza, des appels à adopter ces chiens circulèrent sur les réseaux sociaux israéliens. Présentées comme des actes humanitaires, ces tentatives de sauvetage révèlent en même temps la déshumanisation du peuple de Gaza et le mépris profond pour les familles humaines et les réseaux de vie dont beaucoup de ces animaux ont été arrachés. À d’autres moments, les discussions sur les réseaux israéliens se concentrèrent sur l’allocation de ressources pour exterminer les chiens venus de Gaza, malgré les avertissements de vétérinaires selon lesquels leur mise à mort ne ferait qu’augmenter — et non réduire — le nombre de chiens errants.
 
Les appels à exterminer ces chiens franchissant la frontière s’entrelacent, d’une certaine manière, avec les actions visant les habitants humains de Gaza, démontrant la persistance du lien entre l’éradication d’animaux dits sauvages (ou ensauvagés) et la violence contre des populations humaines vulnérables. Dans Gaza meurtrie, des meutes de chiens errent librement, révélant d’autres dimensions de la crise actuelle : des humains affamés ont dû se rabattre sur de la nourriture pour animaux, au prix de graves risques sanitaires et d’une profonde humiliation (« Nous sommes devenus des chiens et des chats », confia un habitant de Gaza à un correspondant de la BBC). Cela a à son tour réduit la nourriture disponible pour les animaux, contraignant les chiens à chercher d’autres sources d’alimentation, parfois de l’autre côté de la frontière, en Israël. La destruction des habitats et des espaces domestiques qui les intégraient autrefois comme espèces compagnes au sein des familles palestiniennes a chassé de nombreux chiens hors de leurs foyers, bouleversant les dynamiques des relations humain-chien dans la bande de Gaza.
 
Dans le cadre de ces bouleversements, le paysage visuel de ruine à Gaza est devenu un espace d’acoustiques et d’odeurs radicalement modifiées. Les sens aiguisés des chiens les perçoivent intensément et influencent leur comportement. Tandis que hurlent les sirènes, que grondent les bombes et que l’air se remplit de fumées et de vapeurs toxiques, les chiens se rassemblent en meutes, certaines documentées en train de se nourrir de restes humains (ashlā’ en arabe), poussant des enfants palestiniens à supplier leurs animaux de compagnie de ne pas dévorer leur corps s’ils venaient à mourir. Cela met en évidence la norme sociale qui veut que le corps soit préservé de la mutilation et de la dislocation, comme un élément fondamental de l’humanité. Obtenir une sépulture décente, qui assure l’intégrité et la dignité du corps humain, est devenu l’une des dernières aspirations des habitants de Gaza.
 
Or la présence des chiens menace cette aspiration. Dans ce contexte, la survie de quelques refuges pour animaux tenus par des Palestiniens à Gaza, comme l’Association Sulāla de secours animalier, représente l’entêtement palestinien à défendre la dignité humaine. La transformation des chiens, passés du statut d’animaux de foyer à celui d’animaux errants, a profondément réorganisé leurs relations avec les humains de Gaza, désormais centrées sur l’angoisse quant à l’intégrité corporelle, la compétition pour la nourriture et une perte immense. L’impossibilité actuelle d’élever des chiens comme compagnons aimés et membres de la famille constitue une perte profonde de ce qui définit fondamentalement l’humain : sa capacité à créer et à entretenir de telles relations avec d’autres.
 
Les changements de comportement observés chez les chiens de Gaza ne s’expliquent pas par l’idéologie, la théologie ou même l’occupation. Leur transformation durant le projet domicidaire d’Israël à Gaza — passant de compagnons amicaux à animaux sauvages — révèle ce qui se produit lorsque le foyer, dans toutes ses dimensions, est anéanti, et que les relations intimes qu’il abritait, y compris celles entre humains et animaux, sont brutalement interrompues ou effacées. Un tel processus domicidaire sape les distinctions et hiérarchies fondamentales entre humains et animaux, processus qui implique souvent la déshumanisation des humains eux-mêmes. En ce sens, les chiens offrent une perspective unique pour comprendre l’idée de domicide au-delà de sa définition juridique : au-delà de la destruction massive des infrastructures, le domicide perpétré par Israël à Gaza est une attaque contre les fondements mêmes de ce que signifie être humain — être un humain palestinien.
 
On Barak est professeur titulaire au Département d’histoire du Moyen-Orient et de l’Afrique à l’Université de Tel-Aviv.
 
Irus Braverman est professeure éminente de droit (SUNY Distinguished Professor), professeure associée de géographie et chercheuse au Département d’environnement et de durabilité de l’Université de Buffalo, State University of New York. Son dernier ouvrage, Settling Nature: The Conservation Regime in Palestine-Israel (University of Minnesota Press, 2023), analyse l’usage des parcs nationaux et des protections de la biodiversité à des fins de colonisation de peuplement.


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